Le Divin ne s'offre qu'à ceux qui s'offrent eux-mêmes à la Divinité.
Sri Aurobindo


Toutes choses sont des déploiements de la connaissance divine.
Vishnou Pourâna, 2.12.39


Toute la vie est un yoga.
Sri Aurobindo, La Synthèse des yogas - I.




Héraclite d'Ephèse


   

 « Le monde a éternellement besoin de vérité, et c’est pourquoi il a éternellement besoin d’Héraclite. » 
Nietzsche



Préface de Marion Meunier "Srhî Aurobindo, de la Grèce à l'Inde", Jean Herbert, Albin Michel, Spiritualité Vivante

       Né à Éphèse vers 520 avant Jésus-Christ, Héraclite y mourut vers 480. Ce philosophe, l'un des plus grands penseurs que nous valut la Grèce, a laissé dans l’histoire de la pensée philosophique, et particulièrement de la pensée occidentale, des traces si profondes qu’elles se sont prolongées jusqu’à nous. Hegel, dans sa conception du devenir universel, dans le principe de l’identité des contraires qui fonde sa logique, s’est inspiré, tout en les déformant, des idées maîtresses du grand sage d’Ephèse. Nietzsche aussi, dans sa vision du retour éternel, dans sa notion de l’existence conçue comme un jeu de l’énergie vivante, comme une activité de l’indomptable volonté de puissance, s’est si bien imprégné des idées d’Héraclite qu’il manifesta son enthousiasme en disant : « Le monde a éternellement besoin de vérité, et c’est pourquoi il a éternellement besoin d’Héraclite. »

      Mais le prolongement de la pensée d’Héraclite n’est pas seulement perceptible dans l'ordre philosophique. Le sage Ephésien marque encore au coin de son génie précurseur certains des plus récents aspects des doctrines scientifiques modernes. Les données nouvelles de l'énergétique, du relativisme et de l'évolution ne s'apparentent-elles pas, par une certaine tendance générale, à quelques-uns des thèmes favoris de la prodigieuse intuition d'Héraclite ? La science, en effet, admet aujourd'hui que la matière, comme le feu d'Héraclite, se transforme en énergie radiante, que tout se

meut dans un changement continu, que tout s'écoule dans le jeu multiforme des choses impermanentes, que tout est régi par des lois immuables, que tout obéit à un rythme conduit par la Raison, ou loi universelle. Enfin, comme l'écrit Maurice Solovine (1) , ce qu'Héraclite « a énoncé en termes très nets, bien que différents de ceux qu'on emploie aujourd'hui, c'est le principe de permanence, en vertu duquel la substance primordiale ne subit, malgré ses innombrables transformations, aucune diminution, aucune augmentation ».
      Telles sont les flammes que peuvent encore éveiller aujourd'hui les étincelles qui survivent au feu jadis allumé par le génie d'Héraclite.

      La vie de ce sage nous est peu connue. Nous ignorons ses maîtres, et à peine sait-on qu'il eut quelques disciples. Par ses origines, il se trouvait né pour être un politique doublé d'un hiérophante. Il provenait en effet d’Androclès, fils de Codros et fondateur de la ville d’Ephèse. Les descendants du dernier roi d’Athènes, nous dit Strabon, « étaient appelés rois, et jouissaient de certains honneurs. Ils avaient le droit de préséance dans les jeux publics ; ils portaient la pourpre comme insigne de la famille royale, le bâton en guise de sceptre, et présidaient aux fêtes sacrées de Déméter Eleusinienne. » Or, à l’époque où vivait Héraclite, la ville d’Ephèse était en pleine lutte de classes. Sans se soucier de ces remous troublants, les Ephésiens continuaient à vivre dans la facilité, la corruption et le dévergondage. Outré de cette complaisance pour l’incurie et la mollesse, le sage Ephésien, affirment les Anciens, renonça, en faveur de son frère, à la dignité royale, refusa l’offre qui lui fut faite d’être le législateur d’une cité qui se dépravait sous la domination d’un gouvernement à l’image de la perversion générale. Fuyant alors le monde et ses dissipations, il se confina dans les montagnes où il vécut seul, comme un anachorète, plongé, dit-on, dans la méditation, se nourrissant de végétaux et d’herbes.

      Le fruit de ses pensées, Héraclite le consigna dans un traité qu’il intitula : Muses, selon les uns, Sur la Nature, selon les autres. De cette oeuvre, dit-on, l’auteur lui-même déposa une copie dans les archives du temple d’Artémis d’Ephèse. Elle était divisée en trois livres, ayant respectivement pour objet : l’univers, la politique, la religion. Ce traité, hélas! n’a pas survécu au naufrage du temps ; il ne nous en reste que citations éparses, aphorismes tronqués, assez nombreux  pourtant pour se faire une idée du dynamisme hermétique de la pensée de ce sage, de son goût pour les formules frappantes et précises, de sa prédilection pour un style antithétique , abrupt, dont la sibylline et apocalyptique fulgurance projette en traits de feu la souveraine poésie de sa Muse. Dès lors, le surnom d’obscur, que l’Antiquité se plut à accoler au grand nom de ce sage, semble tout autant provenir de la profondeur de ses vues intuitives que du style particulier qu’il s’était forgé pour en exprimer l’audace singulière, style elliptique, dont la façon allégorique et l’énigmatique tournure ont été voulues, afin, selon Diogène, « que seuls les gens capables pussent aborder cet ouvrage ». Sans parler de Platon, Socrate lui-même reconnaissait qu’il était difficile de comprendre Héraclite. On sait, en effet, la réponse que fit un jour le fils de Sophronisque à Euripide. Le poète lui avait donné l’ouvrage de ce sage, et, comme il lui demandait ce qu’il en pensait, Socrate répondit : « Ce que j’ai compris est excellent, et ce que je n’ai pas compris l’est probablement. Du reste, il y faut en quelque sorte un nageur délien. » Par « nageur délien », Socrate entendait un homme aussi habile en exégèse que peut l’être en son art un nageur de Délos.

      Si l’oeuvre d’Héraclite était déjà pour les Anciens, qui la lisaient tout entière, d’une compréhension difficile, combien pour nous, qui n’en avons que des fragments décousus et qui n’en percevons qu’un écho affaibli par la longueur des siècles ! Aussi, lorsqu’il s’agit d’interpréter cette pensée « ténébreuse », de la capter en sa source et de la suivre en ses nombreux détours, les thèses contradictoires s’affrontent, et les historiens de la philosophie se laissent facilement emporter par le caprice étroit d’un point de vue personnel. Les uns ont voulu qu’Héraclite soit un empiriste et un sensualiste, un rationaliste et un idéaliste, un panthéiste et un panzoïste. Les autres en ont fait un pessimiste pleurard ou un candide optimiste. D’autres, enfin, ont cru découvrir les bases et les principes des conceptions de ce sage, et notamment de son éthique et de sa théologie, dans la secrète doctrine des Mystères orphiques, dans les spéculations mystiques des Egyptiens, des Perses ou des Hindous.

      Aujourd’hui, c’est l’Inde sacrée qui nous envoie une  nouvelle exégèse de la pensée d’Héraclite. Elle nous arrive  dans l’admirable traité, si léger de matière, mais si lourd de  substance, qu’écrivit, sur le divin Héraclite, l’un des grands penseurs de l’Inde contemporaine, Shrî Aurobindo. Le lecteur attentif sera étonné de toute la lumière que peut jeter, sur la profondeur, parfois obscure, de la pensée d’Héraclite, une âme imprégnée de toutes les vertus, de toutes les disciplines et de toutes les richesses que possèdent encore les religions et les doctrines millénaires de l’Inde. Bien des siècles avant nous, en effet, l’Inde a parcouru tous les systèmes philosophiques que l’Europe a vus naître. Ils contiennent déjà, tout au moins en puissance, la plupart des aspects qu’ont pris pour se manifester : l’esprit philosophique des Grecs, la mystique alexandrine, la spéculation religieuse du Moyen Age, le rationalisme du XIXe siècle, et jusqu’aux dernières formes qu’a revêtues, au XIXe siècle, certain panthéisme moderne. De plus, l’Inde a sur l’Occident l’immense avantage d’avoir conservé, à peu près intacts, les grands livres qui gardent la somme sacrée de ses vastes pensées. Au cours des siècles, des commentateurs en ont, par leurs travaux et leurs méditations, prolongé jusqu’à nous, sans solution notable de continuité, l’esprit traditionnel.

      L’Inde n’a pas rompu, comme le fit l’Occident, avec la puissance intuitive, l’élan mystique et l’ascèse mentale qui marquèrent les débuts de son antique sagesse. Même lorsque certains de ses penseurs en intellectualisèrent les thèmes fondamentaux, jamais elle ne se sépara tout à fait de la vision intuitive et directe de l’âme, de l’élan qui portait au Divin ses premiers mystiques, pères de sa pensée.

      Or, selon Aurobindo, Héraclite, dans l’évolution de la pensée grecque, appartient à cette période de transition qui, avant d’aboutir à l’apogée de la raison logique, était encore enveloppée dans l’ésotérique atmosphère des Mystères sacrés. Il est même, pour l’exégète hindou, « le représentant le plus caractéristique de cette époque. D’où son style hermétique, sa pensée concise et lourde de sens, et la difficulté que nous éprouvons à éclaircir ce qu’il veut dire et à le rationaliser entièrement.» Aussi, pour nous rendre en  toute sa vérité et tout son dynamisme le verbe d’Héraclite, était-il nécessaire d’avoir le solide secours d’un esprit qui, comme celui de Shrî Aurobindo, fût persuadé que « la méconnaissance des mystiques, qui sont nos premiers pères, est la grande faiblesse que présente l’exposé moderne de l’évolution de la pensée », et que « ne tenir aucun compte de l’influence exercée par la pensée mystique et par ses méthodes d’expression de soi sur les conceptions intellectuelles des Grecs , depuis Pythagore jusqu’à Platon, serait dénaturer l’évolution historique de l’esprit humain ». La pensée grecque, en effet, ne s’est dégagée de l’enseignement des Mystères que pour suivre, d’abord, une voie métaphysique « encore en rapport avec les mystiques par la source de ses idées fondamentales, par son style aphoristique et hermétique du début, par son effort pour s’emparer directement de la vérité par une vision intellectuelle, plutôt que pour y arriver par la raison raisonnante ».

      Cela dit, nous laissons au lecteur la joie et le soin de  découvrir par lui-même tout ce qu’une telle attitude d’esprit peut apporter de lumineux et d’heureux dans l’intelligence et dans l’exégèse du texte d’Héraclite. Les analogies que Shrî Aurobindo établit entre la conception héraclitéenne du Feu et celle que les Hindous se faisaient d’Agni, la façon dont il éclaire par les Védas et les Upanishads les idées du sage d’Ephèse sur le devenir, sur les cycles du monde, sur l'unité et la multiplicité, sur l’Un suprême, sur les rapports de la philosophie et de la religion, sur la nécessité, enfin, de rendre effective et vivante la vérité découverte en l'incorporant dans la pratique de notre vie quotidienne, sont d'un intérêt capital. Signalons aussi, sans parler de la juste critique de la négation nietzchéenne de l'être, la subtile acuité avec laquelle Shrî Aurobindo différencie la théorie héraclitéenne de l'éternel écoulement des choses, de celle que devait soutenir, à propos de leur impermanence, la doctrine bouddhique. Ainsi, par ce petit mais si précieux traité, l'humanisme s'élargit, s’éclaire,

s'enrichit, et la synthèse, si ardemment souhaitée, entre la pensée de l'Orient métaphysique et la raison active de L'Occident pratique nous apparaît, pour le plus grand bien du

monde, possible et légitime, fructueuse et féconde.

      Diogène Laërce nous a laissé, sur l'oeuvre d’Héraclite, une épigramme d’un auteur inconnu. Si nous la citons, c’est qu’elle nous paraît s’appliquer à merveille au nouvel exégète de la pensée ardue du grand sage d’Ephèse : « Ne déroule pas à la hâte, conseille le poète, le volume d’Héraclite d’Ephèse. Très difficile, vraiment, est le chemin à gravir ; il n’y règne que ténèbres et obscurité profonde. Mais, si un initié te guide, il devient plus clair que l’éclatant soleil. »



Mario MEUNIER, 1943.



[1] Héraclite d'Ephèse, Paris, Alcan, 1931.

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