« Le monde a éternellement besoin de vérité,
et c’est pourquoi il a éternellement besoin d’Héraclite. »
Nietzsche
Préface de Marion Meunier "Srhî Aurobindo, de la Grèce à l'Inde", Jean Herbert, Albin Michel, Spiritualité Vivante.
Mais le prolongement de la pensée
d’Héraclite n’est pas seulement perceptible dans l'ordre philosophique. Le sage
Ephésien marque encore au coin de son génie précurseur certains des plus
récents aspects des doctrines scientifiques modernes. Les données nouvelles de
l'énergétique, du relativisme et de l'évolution ne s'apparentent-elles pas, par
une certaine tendance générale, à quelques-uns des thèmes favoris de la
prodigieuse intuition d'Héraclite ? La science, en effet, admet aujourd'hui que
la matière, comme le feu d'Héraclite, se transforme en énergie radiante, que
tout se
meut dans un
changement continu, que tout s'écoule dans le jeu multiforme des choses
impermanentes, que tout est régi par des lois immuables, que tout obéit à un
rythme conduit par la Raison, ou loi universelle. Enfin, comme l'écrit Maurice Solovine
(1) , ce qu'Héraclite « a énoncé en termes très nets, bien que différents de
ceux qu'on emploie aujourd'hui, c'est le principe de permanence, en vertu
duquel la substance primordiale ne subit, malgré ses innombrables transformations,
aucune diminution, aucune augmentation ».
Telles sont les flammes que peuvent
encore éveiller aujourd'hui les étincelles qui survivent au feu jadis allumé
par le génie d'Héraclite.
La vie de ce sage nous est peu connue.
Nous ignorons ses maîtres, et à peine sait-on qu'il eut quelques disciples. Par
ses origines, il se trouvait né pour être un politique doublé d'un hiérophante.
Il provenait en effet d’Androclès, fils de Codros et fondateur de la ville
d’Ephèse. Les descendants du dernier roi d’Athènes, nous dit Strabon, « étaient
appelés rois, et jouissaient de certains honneurs. Ils avaient le droit de préséance
dans les jeux publics ; ils portaient la pourpre comme insigne de la famille
royale, le bâton en guise de sceptre, et présidaient aux fêtes sacrées de
Déméter Eleusinienne. » Or, à l’époque où vivait Héraclite, la ville d’Ephèse
était en pleine lutte de classes. Sans se soucier de ces remous troublants, les
Ephésiens continuaient à vivre dans la facilité, la corruption et le
dévergondage. Outré de cette complaisance pour l’incurie et la mollesse, le
sage Ephésien,
affirment les Anciens, renonça, en faveur de son frère, à la dignité royale,
refusa l’offre qui lui fut faite d’être le législateur d’une cité qui se
dépravait sous la domination d’un gouvernement à l’image de la perversion
générale. Fuyant alors le monde et ses dissipations, il se confina dans les montagnes où il
vécut seul, comme un anachorète, plongé, dit-on, dans la méditation, se
nourrissant de végétaux et d’herbes.
Le fruit de ses pensées, Héraclite le
consigna dans un traité qu’il intitula : Muses, selon les uns, Sur la Nature,
selon les autres. De cette oeuvre, dit-on, l’auteur lui-même déposa une copie
dans les archives du temple d’Artémis d’Ephèse. Elle était divisée en trois
livres, ayant respectivement pour objet : l’univers, la politique, la religion.
Ce traité, hélas! n’a pas survécu au naufrage du temps ; il ne nous en reste
que citations éparses, aphorismes tronqués, assez nombreux pourtant pour se faire une idée du dynamisme
hermétique de la pensée de ce sage, de son goût pour les formules frappantes et
précises, de sa prédilection pour un style antithétique , abrupt, dont la
sibylline et apocalyptique fulgurance projette en traits de feu la souveraine
poésie de sa Muse. Dès lors, le surnom d’obscur, que l’Antiquité se plut à accoler
au grand nom de ce sage, semble tout autant provenir de la
profondeur de ses vues intuitives que du style particulier qu’il s’était forgé
pour en exprimer l’audace singulière, style elliptique, dont la façon
allégorique et l’énigmatique tournure ont été voulues, afin, selon Diogène, « que
seuls les gens capables pussent aborder cet ouvrage ». Sans parler de Platon,
Socrate lui-même reconnaissait qu’il était difficile de comprendre Héraclite.
On sait, en effet, la réponse que fit un jour le fils de Sophronisque à
Euripide. Le poète lui avait donné l’ouvrage de ce sage, et, comme il lui demandait
ce qu’il en pensait, Socrate répondit : « Ce que j’ai compris est
excellent, et ce que je n’ai pas compris l’est probablement. Du reste, il y
faut en quelque sorte un nageur délien. » Par « nageur délien », Socrate
entendait un homme aussi habile en exégèse que peut l’être en son art un nageur
de Délos.
Si l’oeuvre d’Héraclite était déjà pour
les Anciens, qui la lisaient tout entière, d’une compréhension difficile,
combien pour nous, qui n’en avons que des fragments décousus et qui n’en percevons
qu’un écho affaibli par la longueur des siècles ! Aussi, lorsqu’il s’agit
d’interpréter cette pensée « ténébreuse », de la capter en sa source et de la
suivre en ses nombreux détours, les
thèses contradictoires s’affrontent, et les historiens de la philosophie se
laissent facilement emporter par le caprice étroit d’un point de vue personnel.
Les uns ont voulu qu’Héraclite soit un empiriste et un sensualiste, un rationaliste
et un idéaliste, un panthéiste et un panzoïste. Les autres en ont
fait un pessimiste pleurard ou un candide optimiste. D’autres, enfin, ont cru
découvrir les bases et les principes des conceptions de ce sage, et notamment
de son éthique et de sa théologie, dans la secrète doctrine des Mystères
orphiques, dans les spéculations mystiques des Egyptiens, des
Perses ou des Hindous.
Aujourd’hui, c’est l’Inde sacrée qui nous
envoie une nouvelle exégèse de la pensée
d’Héraclite. Elle nous arrive dans
l’admirable traité, si léger de matière, mais si lourd de substance, qu’écrivit, sur le divin Héraclite,
l’un des grands penseurs de l’Inde contemporaine, Shrî Aurobindo. Le lecteur attentif sera
étonné de toute la lumière que peut jeter, sur la profondeur, parfois obscure,
de la pensée d’Héraclite, une âme imprégnée de toutes les vertus, de toutes les
disciplines et de toutes les
richesses que possèdent encore les religions et les doctrines millénaires de
l’Inde. Bien des siècles avant nous, en effet, l’Inde a parcouru tous les
systèmes philosophiques que l’Europe a vus naître. Ils contiennent déjà, tout
au moins en puissance, la plupart des aspects qu’ont pris pour se
manifester : l’esprit philosophique des Grecs, la mystique alexandrine, la
spéculation religieuse du Moyen Age, le rationalisme du XIXe siècle, et
jusqu’aux dernières formes qu’a revêtues, au XIXe siècle, certain panthéisme moderne.
De plus, l’Inde a sur l’Occident l’immense avantage d’avoir
conservé, à peu près intacts, les grands livres qui gardent la somme sacrée de
ses vastes pensées. Au cours des siècles, des commentateurs en ont, par leurs
travaux et leurs méditations,
prolongé jusqu’à nous, sans solution notable de continuité, l’esprit
traditionnel.
L’Inde n’a pas rompu, comme le fit
l’Occident, avec la puissance intuitive, l’élan mystique et l’ascèse mentale
qui marquèrent les débuts de son antique sagesse. Même lorsque certains de ses
penseurs en intellectualisèrent les thèmes fondamentaux, jamais elle ne se
sépara tout à fait de la vision intuitive et directe de l’âme, de l’élan qui
portait au Divin ses premiers mystiques, pères de sa pensée.
Or, selon Aurobindo, Héraclite, dans
l’évolution de la pensée grecque, appartient à cette période de transition qui,
avant d’aboutir à l’apogée de la raison logique, était encore enveloppée dans
l’ésotérique atmosphère des Mystères sacrés. Il est même, pour l’exégète hindou,
« le représentant le plus
caractéristique de cette époque. D’où son style hermétique, sa pensée concise
et lourde de sens, et la difficulté que nous éprouvons à éclaircir ce qu’il
veut dire et à le rationaliser entièrement.» Aussi, pour nous rendre en toute sa vérité et tout son dynamisme le verbe
d’Héraclite, était-il nécessaire d’avoir le solide secours d’un esprit qui, comme
celui de Shrî Aurobindo, fût persuadé que « la méconnaissance des mystiques,
qui sont nos premiers pères, est la grande faiblesse que présente l’exposé
moderne de l’évolution de la pensée », et que « ne tenir aucun compte de l’influence
exercée par la pensée mystique et par ses méthodes d’expression de soi sur les
conceptions intellectuelles des Grecs , depuis Pythagore jusqu’à Platon, serait
dénaturer l’évolution historique de l’esprit humain ». La pensée grecque, en
effet, ne s’est dégagée de l’enseignement des Mystères que
pour suivre, d’abord, une voie métaphysique « encore en rapport avec les mystiques
par la source de ses idées fondamentales, par son style aphoristique et
hermétique du début, par son effort pour s’emparer directement de la vérité par
une vision intellectuelle, plutôt que pour y
arriver par la raison raisonnante ».
Cela dit, nous laissons au lecteur la
joie et le soin de découvrir par
lui-même tout ce qu’une telle attitude d’esprit peut apporter de lumineux et
d’heureux dans l’intelligence et dans l’exégèse du texte d’Héraclite. Les
analogies que Shrî Aurobindo établit entre la conception héraclitéenne du Feu
et celle que les Hindous se faisaient d’Agni, la façon dont il éclaire par les
Védas et les Upanishads les idées du sage d’Ephèse sur le devenir, sur les
cycles du monde, sur l'unité et la multiplicité, sur l’Un suprême, sur les
rapports de la philosophie et de la religion, sur la nécessité, enfin, de
rendre effective et vivante la vérité découverte en l'incorporant dans la
pratique de notre vie quotidienne, sont d'un intérêt capital. Signalons aussi,
sans parler de la juste critique de la négation nietzchéenne de l'être, la
subtile acuité avec laquelle Shrî Aurobindo différencie la théorie
héraclitéenne de l'éternel écoulement des choses, de celle que devait soutenir,
à propos de leur impermanence, la doctrine bouddhique. Ainsi, par ce petit mais
si précieux traité, l'humanisme s'élargit, s’éclaire,
s'enrichit, et
la synthèse, si ardemment souhaitée, entre la pensée de l'Orient métaphysique
et la raison active de L'Occident pratique nous apparaît, pour le plus grand
bien du
monde, possible
et légitime, fructueuse et féconde.
Diogène Laërce nous a laissé, sur
l'oeuvre d’Héraclite, une épigramme d’un auteur inconnu. Si nous la citons,
c’est qu’elle nous paraît s’appliquer à merveille au nouvel exégète de la
pensée ardue du grand sage d’Ephèse : « Ne déroule pas à la hâte, conseille le
poète, le volume d’Héraclite d’Ephèse. Très difficile, vraiment, est le chemin
à gravir ; il n’y règne que ténèbres et obscurité profonde. Mais, si un initié
te guide, il devient plus clair que l’éclatant soleil. »
Mario MEUNIER,
1943.
[1] Héraclite
d'Ephèse, Paris, Alcan, 1931.
Préface de: